Lorsque l'écarlate colombe vole vers les ténèbres [Pv Mage]

Cela faisait deux jours déjà qu'Aps et Kasen avaient quitté Ya'o, rencontrée par une nuit si glaciale que les traces d'engelures n'avaient pas encore disparu de la peau pâle du jeune homme.
Kasen quant à lui était demeuré fermé, encore plus qu'à son habitude. Taciturne, constamment pensif. A quoi songeait-il ? Tuer, encore ?
Aps préférait ne pas trop y réfléchir. Car il s'était engagé dans un couloir à sens unique, et bientôt il saurait si la porte, tout au bout de cet interminable couloir, était fermée ou non. Tout reposait sur un pari. Pile, ou face.
Pile, il s'avérait que l'Okin ne permettait pas au Tigre un réel accès à son esprit. Auquel cas, seule passerait entre eux quelques mots maîtrisés et parfaitement calculés.
Face, Kasen s'immisçait petit à petit dans son esprit et en faisant sa marionnette, pantin désarticulé qui avait accès au pouvoir dont il avait besoin pour parvenir à ses fins.
Inutile de préciser qui espérait quelle issue.

Toutefois, si l'on creusait, les possibilités étaient infiniment plus complexes. Et si leurs esprits se mélangeaient ? Si Aps déteignait sur Kasen ? Si l'un des deux en venait à être traumatisé et se suicidait ?...
L'Okin... Avait-il seulement déjà été réellement testé ?

Le pas clair et décidé du Prince sonnait sur les pavés lavés par la précédente pluie. Devant lui marchait Kasen, qu'il suivait.
Seul le Tigre savait où se trouvaient les entrées du Conseil.
Un instant, il se stoppa, levant sa puissante tête vers le ciel rosé. L'astre diurne, parfaitement blanc, apparaissait à peine au-dessus des hautes maisons à encorbellement, serrées les unes contre les autres. Comme si elles attendaient leur mort, l'incendie fatal qui en viendrait à les ramener à ce qu'elles étaient jadis: des tas de poussière.
Le Tigre, doucement, gratta un pavé. Il était concentré, dans son monde. On ne pouvait pas l'atteindre, non, rien ne le touchait. Kasen, égal à lui-même.

D'un coup, les clairs cheveux du jeune homme se hérissèrent sur sa tête. Il y plaqua d'une main son foulard sur lequel était représenté la mort.
Ils tombaient.
Puis, doucement, ils décélérèrent dans leur chute, pour enfin se poser au cœur d'un immense hall, dans un petit nuage de poussière. Partout, des murmures. Des hommes et des femmes affairés. De ci-de là, un elfe ou un nain. Pourtant, il ne marqua pas le moindre arrêt.
Il suivait le Tigre, qui savait pertinemment où ils devaient aller. Aussi, il s'engouffra dans un étroit escalier en colimaçon pour déboucher dans un couloir.
Il faisait sombre; seules crépitaient quelques torches. Le sol ? Poisseux, humide. On était loin du luxe décrit dans les livres.
Qu'arrivait-il donc aux Mages ?
Il se ferait un devoir de l'apprendre. Il voulait tout savoir.
Et c'est sans hésiter qu'après un bref coup contre le bois massif, il poussa une porte. Taille moyenne, sans fioriture. Le sol de la pièce était de pierre polie, orné d'un seul tapis circulaire, au milieu duquel trônait un bureau.
Voix claire et forte, il s'avança.

- Bonjour. Pour me présenter succinctement, Apez d'Iulan, de la famille royale. Je viens demander une autorisation d'examen pour obtenir l'Okin. A mes cotés, ce Tigre, Kasen. Originaire du Nord.

Il avait dit royale, et non ducale. Cela revenait presque au même, mais la première appellation portait en elle la charge de la guerre, de la rupture entre les peuples. De la reprise d'autonomie des contrées Humaines.
Kasen s'était écarté de deux pas et avait entreprit de s'aiguiser les griffes sur cette pierre parfaite. Cela n'était bien sûr que façade: il analysait le magicien sous toutes coutures.

Ink, occupé à trier des documents et des parchemins, était installé derrière le bureau de bois massif. Si au début il n'avait pas trop apprécié le fait d'être placé à ce post, il s'en contentait à présent.
Mieux même : il s'intéressait à ces élveveurs qui défilaient devant lui depuis quelques semaines. Pas qu'il leur trouve la puissance qu'avait décrite le Sage, mais il pensait que les Magiciens pouvaient s'associer à eux, ou au moins à certains d'entre eux.
Il ne fut pas surpris quand on frappa à la porte.

- Entrez !

Un jeune homme, dont il devina de suite les origines elfiques, franchit le pas de la porte. Son allure altière était plutôt impressionnante.
Le tigre à ses côtés avait un regard sombre et calculateurs. Le Mage savait que les tigres magiques, tout comme les humains, pouvaient avoir un coeur bon ou mauvais. Mais il savait aussi que ce n'était pas uniquement son alignement qui faisait d'une personne ce qu'elle était.
Le jeune homme se présenta poliment, et présenta son tigre. Hochant légèrement la tête, le Magicien l'écuta sans l'interrompre.

- Très bien, Apez d'Iluan. Mon nom est Ink. Je suppose que vous savez que je ne délivre pas cette autorisation à n'importe qui...

Il sous-entendait par là qu'il attendait la réponse à l'énigme affichée par les Magiciens. Ce n'était pas qu'il douta que Apez ne put la résoudre, mais les ordres étaient les ordres.
Il ne devait délivrer l'autorisation qu'à ceux qui apporteraient la réponse à ces quelques lignes, écrites dans un code relativement simple.

Kasen, lorsqu'il entendit le mage parler, se redressa de toute sa hauteur sur ses quatre pattes. Sa queue prenait des allures de balancier.
Non pas qu'il fut content ou quoi ce soit du genre, bien au contraire. Cet humain bien établi, satisfait de lui et de la tâche qu'il avait à effectuer - et qu'il effectuait sans faillir, avec ça !- l'horripilait au plus au point.

Ce mage, même si cela n'a pas l'air d'être le cas de Kasen, me fait bonne impression. Je n'ose pas toucher la fourrure du Tigre ni lui ordonner de se calmer... pourvu qu'il ne me demande pas de lui prouver que ce Tigre est mien.

- Très bien, Apez d'Iluan. Mon nom est Ink. Je suppose que vous savez que je ne délivre pas cette autorisation à n'importe qui...

La-dessus, il ponctua sa phrase en réajustant une pile de parchemins. Visiblement, il avait à faire.
La poussière ambiante arracha un accès de toux à Aps, qui rapidement dut essuyer des yeux rougis. Avec ça, Kasen avait reprit de plus belle sa séance d'aiguisement ce qui ne manquait pas de lui faire grincer des dents.
Il prit une poignée de secondes afin de retrouver une voix ferme, à l'égal de son regard.

- Bien sûr... La réponse à l'énigme est ---, n'est-ce pas ?

Sourire du Magicien. Il posa un regard sur le tigre. Ce félin était puissant à n'en pas douter. Mais s'il était capable de faire de grandes choses, le ferait-il ? Le Mage pensait que cela dépendrait de son maître.
Son maître... il n'y avait bien que les Mages et de rares éleveurs pour parler ainsi des hommes qui accompagnaient des tigres. C'était dans leur façon de voir les choses : la bête dominée par son maître. C'était un peu de l'ignorance, mais leur point de vue ne pouvait qu'évoluer aux contact des éleveurs.

- C'est exact.

Il repoussa les parchemins devant lui, et sortit d'un tiroir un long rouleau, où déjà étaient inscrits quelques noms d'éleveurs.

- Je vais vous demander de signer ce registre, Apez d'Iluan. Et prenez ceci...

Il trouva un rouleau scellé à la cire, et le tendit à l'homme-elfe. Malgrè son air antipathique de nature, il arborait un sourire encourageant.
En regardant ce duo-là, il n'eut pas de doute sur le fait qu'ils allaient réussir à l'examen. Ou du moins, s'ils échouaient, ce ne serait pas un manque de puissance et de sagesse, mais une volonté trop faible.

Un sourire du mage, un seul sourire, et Kasen vit le gamin se détendre presqu'imperceptiblement.
Confirmation: "C'est exact."

Ce n'était donc bien ni un sourire trompeur ni railleur, ni non plus emplit de haine. Le Tigre se crispa.
Quand comprendrait-il ce qui lui avait toujours été fermé ? Lorsqu'il aurait vaincu l'esprit d'Aps ?
Lequel s'approcha d'un pas ou deux, posé, et saisit la plume qu'on lui tendait. Sans le moindre accroc, il inscrivit de son écriture penchée "Apez d'Iluan". Puis il sembla hésiter une fraction de seconde, et ajouta "Kasen" à coté.
Le Tigre s'était coulé juste derrière lui.
D'une griffe, il lui piqua la peau. Au pied du bureau, le mage n'en pouvait rien voir, et Kasen n'avait détecté aucun sortilège d'aucune sorte en ces entrailles terrestres.
Ce qu'il aurait aimé voir, lui, c'était la tête du gamin.

Le gamin souriait, il souriait, oui, Kasen. Il n'allait pas se laisser dévorer comme tu l'aurais aimé. Non, il avait de la volonté. Il savait qui tu étais.
Lorsque je fis demi-tour, sans un regard pour le Félin, je laissais tomber quelques gouttes de sang sur le moelleux tapis.
La porte se referma lentement derrière moi. Un bruit sourd, bref.
Et alors, je lui dit d'un ton égal:

- Kasen ? Quand bien même vous gagneriez, vous auriez perdu.

Le Tigre, le rouleau de parchemin dans la gueule, ne ralentit pas le pas. Réfléchissait-il ? Peut-être bien...